Pourquoi les élèves haïtiens, de la première année jusqu’à la terminale NS4, ne maîtrisent-ils pas le français malgré son statut de langue d’enseignement ?
Pourquoi les élèves haïtiens, de la première année jusqu’à la terminale NS4, ne maîtrisent-ils pas le français malgré son statut de langue d’enseignement ?
En Haïti, le français est officiellement la langue d’enseignement de la majorité des matières scolaires. Pourtant, un constat général s’impose : de la première année fondamentale jusqu’à la terminale NS4, une grande majorité d’élèves terminent leur parcours scolaire sans maîtriser correctement cette langue. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de prononciation ou de grammaire, mais d’une difficulté globale à s’exprimer, à lire et à écrire dans une langue qui devrait être un outil d’accès au savoir. Ce paradoxe révèle des failles structurelles profondes dans le système éducatif haïtien.( J.L. Butherly, 2022)
Le système scolaire haïtien promeut officiellement le bilinguisme entre le créole et le français. En théorie, les élèves devraient apprendre dans les deux langues nationales. Le créole est utilisé dans les premières années, puis le français prend progressivement le relais comme langue d’enseignement. Mais dans la pratique, cette transition n’est ni planifiée ni soutenue par une pédagogie adaptée. La majorité des enseignants n’ont pas reçu de formation spécifique pour enseigner dans un contexte bilingue. Une étude menée par Pierre Govain (2017) a montré que seulement 3,4 % des enseignants interrogés maîtrisent les contenus de base du programme de 4ᵉ année, et plus de 80 % ne savent pas utiliser correctement la voix passive, une notion fondamentale de la langue française.
À ce déficit de formation s’ajoute une pénurie criante de matériel pédagogique. Les manuels disponibles sont souvent inadaptés, désuets, ou copiés sur des modèles étrangers sans lien avec la culture haïtienne. Les enseignants se retrouvent alors seuls face à une classe d’élèves qui, pour la plupart, n’ont aucune exposition au français en dehors de l’école. Car dans la vie quotidienne, dans les foyers, dans les rues et même dans la majorité des médias, c’est le créole qui domine.
Face à cette réalité, les enseignants ont recours à une stratégie de survie : ils enseignent en créole, même lorsqu’ils devraient le faire en français. Ainsi, les mathématiques, les sciences ou encore la géographie sont expliquées oralement en créole, mais les examens et les livres restent en français. Cela crée une fracture entre la langue de transmission et celle de l’évaluation. Les élèves finissent par apprendre à traduire sans comprendre, à répéter sans produire. L’oral en français n’est pratiqué que rarement, et la production écrite reste pauvre, dominée par des exercices de grammaire et des dictées qui ne permettent pas de développer de véritables compétences langagières.
Cette situation est encore aggravée par la précarité socio-économique dans laquelle vivent la majorité des familles haïtiennes. De nombreux élèves doivent travailler ou aider leurs parents dans les tâches quotidiennes, ce qui réduit leur temps d’étude et d’exposition à la langue française. Dans un pays où près de 90 % des écoles sont privées, souvent non réglementées, le niveau varie énormément d’un établissement à l’autre. Beaucoup d’écoles privées ne respectent pas les normes officielles et ne sont pas soumises à des inspections pédagogiques régulières.
Les conséquences de ce système sont multiples : d’abord, l’échec scolaire est massif. Les élèves ne comprennent pas les consignes, lisent difficilement les textes, et ne parviennent pas à exprimer leurs idées. Ensuite, cette faiblesse en français limite l’accès à l’enseignement supérieur, qui se déroule également en français, et réduit les opportunités professionnelles. Enfin, elle alimente un sentiment d’exclusion et d’infériorité linguistique chez des milliers de jeunes.
Pour remédier à cette crise, plusieurs pistes s’imposent. Il est urgent de renforcer la formation initiale et continue des enseignants de français, en intégrant la didactique de l’oral, de l’écriture, et du bilinguisme. Il faut aussi produire des ressources pédagogiques adaptées à la culture haïtienne, en créole comme en français, et soutenir les enseignants avec des outils concrets. L’État haïtien doit réguler l’ensemble des établissements scolaires pour garantir un minimum de qualité pédagogique. Enfin, il est essentiel de créer des environnements où les élèves peuvent pratiquer le français dans des contextes réels et valorisants : clubs de lecture, théâtre, radios scolaires, ateliers d’écriture.
Ce n’est qu’à ce prix que le français pourra redevenir, pour tous les élèves haïtiens, une langue d’accès à la connaissance, à la citoyenneté, et à l’émancipation. Comme le souligne le chercheur Boaventura de Sousa Santos (2011), priver les enfants d’une langue qu’ils sont censés maîtriser, sans leur donner les moyens de l’apprendre réellement, revient à leur imposer une injustice cognitive. Et en Haïti, cette injustice est devenue structurelle.
Références
Collectif Haïti France. (2020). Aménagement du créole et du français en Haïti.
Dijkhoff, M., & Pereira, M. (2010). Injustice cognitive et langues minoritaires.
Fortenel Thélusma, C. (2016). L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions. C3 Éditions.
Govain, P. (2017). Crise éducative et inculturation de l’éducation en Haïti.
Ministère de l’Éducation Nationale (2018). Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien.
Sousa Santos, B. de. (2011). Penser l’émancipation. Éditions XYZ.
J.L Butherly (2022) Analyse de la Motivation Scolaire dans le Processus D'enseignement Apprentissage du Secondaire cas du Lycée National de Terrier-Rouge.Memoire de Licence. 2022
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